LE SURREALISME : ETUDE DE TEXTES
LE SURREALISME : ETUDE DE TEXTES
Texte 1 : Manifeste du surréalisme (extrait)
Issues du premier manifeste (1924), ces lignes proposent une conception révolutionnaire de l’image poétique, et plus particulièrement de la métaphore, figure favorite de l’esthétique surréaliste. Renversant le modèle aristotélicien qui prévalait jusqu’alors, fondé sur une analogie logique entre les termes, Breton prône de façon provocatrice la force de l’arbitraire. Derrière le ton subjectif — « Pour moi… » —, on devine le désir d’asseoir une poésie nouvelle, preuves à l’appui : les exemples déclinent les variétés formelles de l’arbitraire posé en règle suprême.
Les types innombrables d’images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd’hui, je ne me propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m’entraînerait trop loin ; je veux tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. En voici, dans l’ordre, quelques exemples :
Le rubis du champagne. Lautréamont.
Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile. Lautréamont.
Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault.
Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit. Robert Desnos.
Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.
Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois — mais sans doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre — le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.
Dans la forêt incendiée,
Les lions étaient frais. Roger Vitrac.
La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de nommer : « Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes de haïr le progrès. » Max Morise.
Breton (André), Manifeste du surréalisme, 1924.
Texte 2: « Les colchiques[1] »
Ce poème est un modèle de la poésie d’Apollinaire où sont préservées la rime et l’assonance. Dans des vers libres et sans ponctuation, l’automne, thème traditionnel, revêt un caractère inquiétant auquel fait écho le thème de l’amour mortifère.
Le pré est vénéneux mais jolie en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne
Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons[2] et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleurs de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément
Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne.
Guillaume Apollinaire, Alcools, Gallimard, 1913
L’AUTEUR
De son vrai nom Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, Guillaume Apollinaire est né à Rome en1880 d’une mère polonaise et d’un père italien. Enfant, il suit sa mère en France où il changera très souvent d’école mais y connaît d’immenses plaisirs de lecture. A Paris il occupe divers fonctions précaires avant d’être engagé comme précepteur en Rhénanie (région au bort du Rhin en Allemagne), où il puise les thèmes de ses poésies « Rhénanes », recueillies ultérieurement dans Alcools(1913).Amoureux de Annie Playden, il fait plusieurs fois le voyage à Londres pour obtenir ses faveurs. Il en apporte La Chanson du mal-aimé qui paraîtra en1909. De retour à Paris, il fonde sa propre revue, écrit et édite lui-même des romans érotiques, devient l’ami des peintres d’avant-gardePicasso, Braque, Picabia, Dérain, Matisse. Il réunit dans Alcools ses meilleurs poèmes écrits entre 1898 et 1912.Engagé volontaire en décembre 1914, il est blessé par un éclat d’obus et sera opéré en 1916. Pendant sa convalescence, il fait paraître Le Poète assassiné. Dès sa guérison, il écrit un « drame surréaliste », Les Mamelles de Tirésias (1917). Après quelques mois d’un mariage heureux avec Jacqueline Kolb, il succombe à l’épidémie de grippe espagnole au cours de l’automne 1918.
Texte 3 : le pont Mirabeau
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Guillaume Apollinaire, Alcools, Gallimard, 1913
Texte 4 : « La courbe de tes yeux… »
En 1924, les ennuis de santé s’ajoutent aux souffrances sentimentales du poète qui s’échappe sept mois pendant lesquels il fait le tour du monde sans donner de nouvelles. De retour à Paris, il retrouve le bonheur de chanter la femme aimée dont il célèbre le regard, reprenant une tradition littéraire du XVIe siècle : le blason.
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sur
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs
Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
Paul ELUARD, Capitale de la douleur, Gallimard, 1926
L’AUTEUR
De son vrai nom Eugène Grindel, Paul Eluard est né en 1895 dans la banlieue parisienne. Atteint de tuberculose, il interrompt ses études et passe deux ans en Suisse où il rencontre Gala qu’il épouse en 1917 et qui sera longtemps sa source d’inspiration.
Mobilisé en 1914, il connaît les horreurs de la première guerre mondiale qui lui inspirent ses Poèmes pour la paix. Après la guerre, il participe au mouvement dada puis rejoint les surréalistes dont font partie ses amis Breton et Aragon. Les deux décennies suivantes sont celles de ses grands recueils : Capitale de la douleur (1926), L’Amour la poésie (1929), La Vie immédiate (1932), Les Yeux fertiles (1936). Sa sensibilité le fait osciller l’expression du malheur (Gala le quitte pour Salvador Dali) et celle du bonheur (il rencontre Nusch qui devient sa nouvelle muse).
Le mouvement surréaliste prônant la révolte, Breton adhère au Parti Communiste et lutte pour la solidarité humaine contre le fascisme. Il considère que le poète se doit d’avoir un rayonnement politique. La guerre d’Espagne lui inspire Cours Naturel (1938) et en 1942, des exemplaires de Poésie et Vérité(comportant le célèbre poème « Liberté ») sont parachutés aux résistants au cours de la seconde guerre mondiale. A la fin de la guerre, lorsqu’il publie Poésie ininterrompue, sa popularité est immense. En 1947 parait Le Temps déborde où s’exprime la douleur du poète confronté à la mort deNusch. Puis il rencontre Dominique Lemor pour qui il composera Le Phénix. Jusqu’à la fin de sa vie, il soutient la cause marxiste, essayant de conjuguer dans ses poèmes lyrisme sincère de l’amour et exaltation politique. Il meurt en 1952 d’une crise cardiaque.
Texte 5 : La terre est bleue comme une orange
La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.
Paul ELUARD, L’amour la poésie, 1929
Texte 6 : Ma morte vivante
Dans mon chagrin, rien n’est en mouvement
J’attends, personne ne viendra
Ni de jour, ni de nuit
Ni jamais plus de ce qui fut moi-même
Mes yeux se sont séparés de tes yeux
Ils perdent leur confiance, ils perdent leur lumière
Ma bouche s’est séparée de ta bouche
Ma bouche s’est séparée du plaisir
Et du sens de l’amour, et du sens de la vie
Mes mains se sont séparées de tes mains
Mes mains laissent tout échapper
Mes pieds se sont séparés de tes pieds
Ils n’avanceront plus, il n’y a plus de route
Ils ne connaîtront plus mon poids, ni le repos
Il m’est donné de voir ma vie finir
Avec la tienne
Ma vie en ton pouvoir
Que j’ai crue infinie
Et l’avenir mon seul espoir c’est mon tombeau
Pareil au tien, cerné d’un monde indifférent
J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres.
Paul ELUARD, Poésies et vérités, 1942
Texte 7 : Liberté
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable de neige
J’écris ton nom
Sur les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom
Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom
Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom
Sur chaque bouffées d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom
Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes raisons réunies
J’écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attendries
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Paul Eluard, Poésies et vérités, 1942
Texte 8: « Dans la danse »
Malgré un titre sombre, ce recueil de poèmes dédié à Gala dit avec bonheur le privilège du partage amoureux et l’évidence objective du monde dans les yeux de l’aimée. Il dit aussi — et surtout — combien nécessaire est la présence de la femme à l’activité poétique de l’auteur qui, dans un univers fragile et inhospitalier, a besoin de la puissance créatrice et fécondante de celle qui saura toujours mettre l’être au monde et le conduire.
Petite table enfantine,
il y a des femmes dont les yeux sont comme des morceaux de sucre,
il y a des femmes graves comme les mouvements de l’amour qu’on ne surprend pas,
il y a des femmes au visage pâle,
d’autres comme le ciel à la veille du vent.
Petite table dorée des jours de fête,
il y a des femmes de bois vert et sombre
celles qui pleurent,
de bois sombre et vert :
celles qui rient.
Petite table trop basse ou trop haute.
Il y a des femmes grasses
avec des ombres légères,
il y a des robes creuses,
des robes sèches,
des robes que l’on porte chez soi et que l’amour ne fait jamais sortir.
Petite table,
je n’aime pas les tables sur lesquelles je danse,
je ne m’en doutais pas.
Eluard (Paul), Capitale de la douleur, Paris, Gallimard, coll. « Poésie »,1966.